Désirée par ses parents depuis plusieurs années déjà, elle naquit d'une union d'amour. Fille unique du couple marié, elle grandit avec simplicité dans une petite, mais confortable maison en périphérie d'une ville où il faisait bon vivre. Monsieur et Madame Baker adoraient leur fille. Ils l'élevèrent comme une enfant modèle, ne cédant que rarement à ses quelques caprices enfantins (qui s'évanouirent d'ailleurs bien vite en grandissant) et lui offrirent un bon départ dans la vie, un de ceux qui vous donnent toutes les chances d'avoir un avenir stable.
Enfant, elle ne manquait donc de rien. Gentille, adorable, facile à vivre, elle était aimée de tout le quartier. Les grands-mères la saluaient en souriant, le vieux pêcheur du fond de la rue ne manquait jamais de radoter auprès d'elle sur les esprits et les liens psychiques (elle n'y comprenait pas grand-chose à ce temps-là mais, aujourd'hui, ces vieux enseignements lui paraissent bien pratiques) et, quand elle passait avec sa mère chez le boulanger, il avait toujours une pensée pour elle et glissait quelques confiseries gratuites à son intention dans son sac de courses.
La vie banale d'une petite fille modèle, en somme. Et puis, un jour, les voisins eurent un enfant. Elle les aimait beaucoup, les voisins, mais ils n'avaient pas d'enfants avec qui jouer - du coup, elle ne les connaissait pas tant que ça. Mais leur enfant apparut soudain, comme ça, du jour au lendemain. Il avait le même âge qu'elle (une dizaine d'années), et c'était un garçon (elle leur en voulut au début de ne pas avoir eu de fille, mais cette mauvaise impression s'estompa bien vite). Insouciante et imperturbable, comme tous les enfants, Evie ne comprit pas les tenants et les aboutissants d'une adoption. Elle ne se posa même pas la question - il lui semblait tout à fait normal qu'un garçonnet soit apparu là sans crier gare.
Et il lui était encore plus normal d'essayer d'être son amie. Les débuts furent difficiles, car il n'avait pas l'air d'aller bien ou de vouloir se faire des amis (encore une fois, Evie n'avait pas conscience que tous les enfants n'étaient pas nés dans un cocon doré comme elle) mais elle persévéra sans se décourager. Et ses efforts payèrent car, un jour, Monsieur Baker surprit le fils des voisins en train d'embrasser la joue de sa petite princesse. Si, ce jour-là, son épouse ne l'avait pas convaincu qu'il ne s'agissait que d'un geste mignon et innocent, le fils des voisins n'aurait plus eu de tête sur ses épaules.
Le temps passa. Les enfants se rapprochèrent. D'amis, ils devinrent les meilleurs amis du monde, et de là, ils passèrent vite à amoureux. Rien de bien folichon, rassurez-vous : des promesses de futures épousailles et des bisous sur la joue, rien de plus. Mais Evie l'aimait de tout son petit coeur pur de fillette (encore plus quand il la protégeait des brutes de l'école primaire qui s'amusaient à tirer sur ses nattes). Cependant, quelque chose l'ennuyait constamment. Son amoureux n'allait pas bien et, même si elle était consciente de son mal-être, elle ne savait que faire pour l'aider. Alors, elle se contentait de lui offrir tous les sourires du monde et d'être toujours gaie en sa présence afin que lui aussi puisse grappiller un peu de bonheur.
Et puis, il y eut cette fameuse après-midi de décembre. Evie venait d'entrer au collège quelques mois auparavant, et voici que les festivités de fin d'année approchaient à grands pas. Cela faisait deux ans maintenant que le petit voisin était apparu et, par chance, il était entré dans le même collège qu'elle. Mais aujourd'hui, c'était le premier jour des vacances, et les tourtereaux avaient prévu de se voir. Pas chez l'un ni chez l'autre pour une fois, mais au parc du quartier. Il voulait lui dire quelque chose de très important, avait-il affirmé. Evie était terriblement impatiente de le retrouver.
Elle était encore assez loin du parc quand l'accident se produisit. Elle avait traversé la route, sagement, sur le passage pour piétons - la voiture qui arrivait l'avait vue, avait freiné, et tout se serait très bien passé si on avait été à une autre période de l'année. Car il faisait froid cette année-là, et une petite pluie glacée se mit à tomber, gelant sur les plaques de verglas qui garnissaient les routes - il suffit de ce petit rien pour que le véhicule dérape et ne s'arrête pas à temps.
Et c'est à ce moment-là qu'elle la vit pour la première fois. La petite orbe rosâtre qui la suivait depuis quelques années déjà et qui, à cet instant précis, prit enfin forme. Sous les yeux émerveillés de l'enfant, la grande raie manta apparut dans un étrange cri effrayé qu'Evie ne comprit pas. Elle vit pourtant la raie se placer juste devant elle, étendant ses ailes marines tout autour d'elle ; comme pour la protéger. Mais les esprits avaient beau être emplis de bonne volonté, ils n'avaient guère d'emprise sur le monde des humains - et la raie ne put stopper la voiture, ni même la freiner un peu. A la place, le véhicule percuta de plein fouet la gamine.
C'est à l'hôpital qu'elle se réveilla. La raie manta était toujours là, à virevolter au-dessus de son lit; et Evie entendit sa voix lui parler. C'est sans doute à ce moment que leur lien se renforça le plus : car, avant même d'entendre les mots des médecins ou de ses propres parents, c'est Umi-Uma qui expliqua calmement la situation à l'alitée. Elle lui conta l'accident, la rassura, lui expliqua où elle était et pourquoi elle était là. Elle parlait avec sagesse mais légèreté, ne dramatisant en rien les faits pour qu'Evie puisse les accepter avec pragmatisme.
Ainsi, Evie comprit. Elle comprit que sa vie avait changé et que plus rien ne serait jamais comme avant. En une journée, elle dut mettre son bonheur de côté - elle rangea ses amourettes, ses rires, sa joie dans de petits compartiments secrets de son coeur pour faire face aux épreuves de la vie qui, enfin, se manifestaient à elle. Elle devait se réjouir, car elle était en vie. Il aurait été inconvenant d'en demander plus.
Mais Evie était devenue comme son esprit raie. Elle n'avait plus de jambes. Ou, du moins, elles ne lui servaient plus à grand-chose : une lésion dans sa moelle épinière les avait partiellement paralysées. Mais les médecins gardaient espoir : si Evie était alors incapable du moindre mouvement d'orteil, la situation pouvait s'améliorer avec beaucoup de persévérance et de rééducation.
Inutile de préciser que la vie ne fut plus si joyeuse après ça. Evie eut beaucoup de mal à continuer dans cet état : la dépression la guettait constamment - elle y aurait même complètement sombré si ce n'était pour Umi-Uma qui savait toujours lui redonner espoir. Leur lien se renforçait ainsi de jour en jour, alors qu'Evie était confinée à l'hôpital et subissait plusieurs opérations destinées à réparer ce qui pouvait encore l'être. Après ça, tout s'enchaîna : la convalescence, le fauteuil roulant, les longues et pénibles séances de rééducation. La famille décida même de déménager précipitamment pour aller vivre à Angevin - une ville nettement plus grande et mieux équipée pour la nouvelle condition d'Evie. C'est là qu'elle rencontra l'association qui lui confia Clifford, son chien d'assistance, et où elle put intégrer de meilleures structures qui lui proposaient plus de solutions de rééducation.
Ce furent les séances dans l'eau qui l'aidèrent le plus - Evie avait toujours adoré la mer, la natation, les animaux marins, la plongée, et tout ce qui s'y rapprochait de près ou de loin. Grâce à son travail acharné, ses jambes se remusclèrent et au fil des années, tous purent constater une réelle amélioration de son état : si elle restait incapable de marcher, Evie réussissait à présent à bouger légèrement les jambes. La lésion dans sa moelle n'étant que partielle, une partie des informations données par son cerveau réussissait bel et bien à arriver jusqu'à ses jambes, les faisant gigoter faiblement. Un geste anodin pour beaucoup, mais qui signifiait tellement pour la jeune fille.
C'est ainsi qu'elle passa les six dernières années : à jongler entre sa nouvelle maison, l'hôpital, la rééducation, sa scolarité qu'elle effectuait seule chez elle ou dans sa chambre d'hôpital après une énième opération, et puis encore de l'hôpital, et encore plus de rééducation... Sans oublier la solitude à laquelle elle devait faire face, et le mal-être, et la dépression sous-jacente - et tout le poids qu'elle avait perdu et qu'elle devait absolument récupérer...
Six ans de bataille acharnée. Jusqu'à ce, qu'enfin, Evie sente qu'elle commençait à gagner. Elle y arrivait, maintenant. Elle pouvait s'habiller seule, faire sa toilette elle-même, sortir se promener sans autre aide que celle de Clifford. Oui, elle y arrivait ! Seule ! Alors, elle reprit goût à la vie, redécouvrit sa joie naturelle d'enfant, et décida de réintégrer une école, une vraie.
Et Aüma lui fut présentée sur un plateau d'argent.